Autocronograma

AUTOCRONOGRAMA

2008: 23 años deseando esta carrera.

2010: Bitácora de quien estudia en Puán porque la vida es justa y (si te dejás) siempre te lleva para donde querés ir.

2011: Te amo te amo te amo, dame más: Seminarios y materias al por mayor.

2012: Crónicas de la deslumbrada:Letras es todo lo que imaginé y más.

2013: Estampas del mejor viaje porque "la carrera" ya tiene caras y cuerpos amorosos.

2014: Emprolijar los cabos sueltos de esta madeja.

2015: Pata en alto para leer y escribir todo lo acumulado.

2016: El año del Alemán obligatorio.

2017: Dicen que me tengo que recibir.

2018: El año del flamenco: parada en la pata de la última materia y bailando hacia Madrid.

2019: Licenciada licenciate y dejá de cursar mil seminarios. (No funcionó el automandato)

2020: Ya tú sabes qué ha sucedido... No voy a decir "sin palabras" sino "sin Puán".

2021: Semipresencialidad y virtualidad caliente: El regreso: Onceava temporada.

2022: O que será que será Que andam sussurrando em versos e trovas 2023: Verano de escritura de 3 monografías y una obra teatral para cerrar racimo de seminarios. Primer año de ya 15 de carrera en que no sé qué me depara el futuro marzo ni me prometo nada.

14 de febrero de 2015

Tizón, en francais

De l’exaltation régionaliste de l’espace à l’intériorisation de la référence spatiale : nommer l’espace de la Puna dans l’œuvre d’Héctor Tizón

Isabelle Bleton-Bonnet
XTE INTÉGRAL
  • 1 Novela de la selva ounovela de la tierra : cette catégorie de romans a été créée pour désigner de (...)
  • 2 Fernando Ainsa, « ¿ Jardín del Edén o infierno verde ?… », p. 23.
1Dans un article consacré au roman de la selva,1 Fernando Ainsa développe l’hypothèse selon laquelle l’écrivain ou prosateur du Nouveau Monde a dû d’abord nommer l’espace américain pour le convertir en réalité, c’est-à-dire en paysage. Ainsi, dans les chroniques de la Conquête, on assiste à la prise de possession d’un espace non nommé qui va ensuite être baptisé, par la toponymie, puis par les prolongements de celle-ci à travers les descriptions et représentations de l’espace. Face à la forêt, à la pampa, aux hauts plateaux andins, c’est-à-dire face à un espace incommensurable, aux dimensions inédites pour l’homme européen, se réalise un processus de baptême de la réalité. Il s’agit de donner forme à l’informe, de nommer l’inconnu, pour pouvoir ainsi dominer son pouvoir de fascination et de menace. Il s’agit en somme de convertir cet espace en réalité objectivée, en objet2. Le baptême de l’espace américain est un véritable acte de naissance littéraire : il naît alors comme objet de représentation dans la littérature.
  • 3 Ibid., p. 25.
2La première fonction de la représentation de l’espace américain est l’intelligibilité, non seulement pour ceux qui le voient, mais aussi pour les destinataires de la péninsule, à qui il faut expliquer l’espace du Nouveau Monde. D’où le style souvent hyperbolique et l’importance de la description, traits qui vont marquer, jusqu’au régionalisme du début du xxesiècle, les romans nommant l’espace américain3. Le roman du début du xxesiècle entreprend un « mouvement centripète », selon l’expression de Fernando Ainsa, vers l’espace intérieur et inédit de la réalité américaine, sorte de chaos dont il faut faire l’inventaire, auquel il faut donner forme :
  • 4 Fernando Ainsa, Identidad cultural…, p. 125 ; (nous traduisons toutes les citations).
La réalité inconnue de l’intérieur des pays américains s’est incorporée à la littérature et avec elle de vastes zones géographiques d’accès difficile : forêts, vastes plaines, savanes, vallées isolées et montagnes de la cordillère.4
3Les différentes variantes du réalisme latino-américain – regionalismo, criollismo, nativismo et costumbrismo – illustrent cette suprématie de la description dans la prose narrative. La nécessité de nommer l’espace devient un enjeu culturel et politique : elle accompagne et soutient l’affirmation de l’identité culturelle et nationale, revendique des valeurs autochtones métisses, exalte un « terroir », tout en continuant paradoxalement à utiliser des moyens de représentation issus du réalisme conventionnel, fortement imprégnés de romantisme et d’une vision pittoresque de l’espace.
4L’influence du romantisme, en particulier de textes européens commeAttala de Chateaubriand ou Paul et Virginie de Bernardin de Saint-Pierre, contamine la vision de l’espace américain qui oscille entre le territoire hostile et le terroir attachant. C’est ce que l’on peut observer dans la littérature régionale du Nord-Ouest argentin produite jusque dans les années 1940.
  • 5 Leonor Fleming, « Carta de Argentina. La Puna de Tizón », p. 133.
5Le Nord-Ouest de l’Argentine est constitué principalement de la province de Jujuy, qui est structurée géographiquement par la Quebrada de Humahuaca, une grande vallée orientée nord-sud qui relie San Salvador de Jujuy, capitale de la province, à la frontière bolivienne (La Quiaca). Cette vallée est un important axe de circulation et elle est également la voie d’accès aux vastes hauts plateaux andins situés à l’ouest qui portent le nom de Puna. La Puna représente la plus grande partie de l’espace régional. Leonor Fleming, une des spécialistes de l’œuvre de Tizón, la décrit comme « ce vaste plateau andin, aride et froid, commençant à la frontière nord-ouest de l’Argentine et se prolongeant sur les hauts plateaux boliviens, et comportant des chaînes de volcans, de vastes salines et quelques lagunes »5. Cette zone frontalière de la Bolivie, qui présente des vestiges de la culture inca, a une longue trajectoire historique liée depuis la conquête à la circulation des cultures, des hommes, des idées et des guerres. Dans la littérature de la première moitié du xxe siècle, elle est évoquée par de nombreux écrivains et prosateurs régionaux, à travers le prisme de l’indianisme, du romantisme, du régionalisme et du criollisme. Cette littérature régionale est ainsi définie par l’essayiste argentin Adolfo Prieto :
  • 6 Susana Cella, Diccionario de literatura latinoamericana, p. 84.
Sans utiliser de dialectes, la littérature régionale doit être définie fondamentalement en rapport avec ses objectifs thématiques et l’intentionnalité affirmée avec laquelle ses auteurs cherchent à mettre en valeur le paysage, l’homme et les coutumes caractéristiques d’un lieu donné.6
6Dans le tome V, intitulé « Folklore littéraire et littérature folklorique », de l’ouvrage dirigé par Rafael Alberto Arrieta, Historia de la literatura argentina, publié en 1959, la littérature régionale du Nord-Ouest est décrite dans la section « Secteur de Jujuy ». À la fin des années 1950, cette littérature n’apparaît pas encore comme archaïque et dépassée pour l’historien de la littérature, mais d’une totale actualité. Ainsi, partir de cette étude est un bon moyen non seulement de ressaisir la démarche et les caractéristiques de ce corpus, mais aussi de mettre en évidence les présupposés esthétiques et idéologiques qui le sous-tendent.
  • 7 Rafael Alberto Arrieta dir.,Historia de la literatura argentina, p. 83.
7Cette littérature régionale présente tous les traits du costumbrismo, ainsi que des accents indianistes : la sympathie et la compassion envers l’autochtone, Indien plus ou moins métissé, ne va jamais jusqu’à un engagement réel pour sa cause. Les auteurs tantôt privilégient leur propre autobiographie à travers une évocation nostalgique et sentimentale de la Puna, tantôt mettent l’accent sur son caractère désert et hostile, faisant émerger une vision stéréotypée de cet espace. Elle est décrite ainsi par l’historien de la littérature, lui-même fortement imprégné de la prose de ces auteurs régionaux : « Terres hautes, stériles, désolées, froides. Hauts plateaux où mugit le vent et où la neige accable, où l’éclair calcine les rochers et où règnent avec un pouvoir absolu le silence et la solitude »7.
8La prose de ces auteurs régionalistes se veut un reflet fidèle de ce territoire et de ses spécificités. De même, les caractéristiques – physiques, psychologiques, linguistiques – de l’habitant autochtone seraient la traduction humaine de ces spécificités. L’espace exerce une influence prépondérante, dans l’optique de cette littérature, sur le caractère des natifs du lieu :
  • 8 Ibid., p. 88.
L’homme s’attache à ce territoire déchu comme pour en compenser l’aridité par son affection. Il semble par mimétisme en adopter l’impassibilité, la couleur et le silence. Aussi, rien d’étonnant à ce que ces influences du paysage se reproduisent également dans l’âme et que cette terre opaque et quasi morte s’animise et agisse sur l’homme.8
9On peut sans hésiter qualifier cette littérature de colonialiste, à la fois dans ses idées et dans sa forme, puisqu’elle nous présente l’homme de la Puna comme un peuple qui reste à coloniser, et que ses stratégies sont directement inspirées des formes narratives européennes. La description de l’espace sert ce propos raciste et colonialiste, en établissant artificiellement des liens de causalité directs entre les caractéristiques physiques de l’espace et le comportement des habitants, lui-même déformé par le prisme d’un regard eurocentriste.
10Le mouvement de rénovation émergeant dès la fin des années 1950 et qui se développera à Jujuy autour de la revue Tarja cristallisera le rejet d’une littérature qualifiée de « paysagiste » et qui n’avait fait que produire un discours exotiste destiné au lecteur blanc et citadin friand de descriptions pittoresques. Héctor Tizón, né à Jujuy en 1929, en a lui-même pleinement conscience, lui dont l’œuvre s’inscrira à sa manière dans l’évolution du rapport à l’espace, comme il le dit dans Tierras de frontera, un recueil d’articles et de conférences :
  • 9 Héctor Tizón, Tierras de frontera, p. 36.
En Amérique du Sud, durant ma jeunesse, le paysage servait dans le récit littéraire de toile de fond pour un divertissement esthétique ou exotique… jusqu’au jour où, grâce au « nouveau roman » hispano-américain, l’individu est devenu sujet, et la littérature d’Amérique s’est alors incarnée. Cette histoire, c’est aussi celle de mes livres.9
11Menant une réflexion sur le régionalisme littéraire et ses fondements, il revient sur l’histoire des provinces du Nord-Ouest argentin, rappelant qu’elles ont été
  • 10 Ibid., p. 44.
victimes de calamités successives, depuis la restructuration administrative de la vice-royauté sous Charles III, qui remplaça l’axe Lima-Haut Pérou par celui de Buenos Aires-Montevideo, en passant par les successifs coups portés par la politique économique agro-exportatrice [...], jusqu’à la monstrueuse aliénation du système de communications, qui est jusqu’à nos jours la forme la plus subtile de la spoliation et du centralisme, et par conséquent, de la destruction de leur identité.10
12L’héritage historique de ces terres oubliées et marginalisées par le pouvoir central de Buenos Aires prendra la forme de la défaite et de l’incessant déclin économique, jusqu’à aujourd’hui. Ces terres incarnent pleinement ce que l’on a appelé en Argentine « l’Intérieur » – par opposition à la capitale tournée vers le reste du monde et surtout l’Europe –, cet « Intérieur » sclérosé et anéanti, incapable de se développer et de rattraper son retard, objet du dédain et de la pitié quand ce n’est pas du racisme anti-Indien. La littérature « régionaliste » ne serait alors qu’une forme culturelle traduisant la défaite et son acceptation. Selon Tizón, les conséquences sur la création littéraire sont désastreuses, et il critique et rejette
  • 11 Ibid., p. 45.
ceux qui ont assumé ce sobriquet de « régionalistes » comme une façon d’accepter le paternalisme central et qui se consacrent à la pratique du « folklorisme » comme un rôle qui leur a été assigné lors de la distribution, et qui n’éprouvent même plus l’humiliation de la défaite parce qu’ils l’ont oubliée, c’est-à-dire qu’ils ont été doublement vaincus.11
  • 12 Elida Tendler, « La configuración del paisaje… », p. 156.
13En effet, cette littérature régionaliste apparaît liée à des rapports de dépendance, de nature colonialiste, entre une capitale métropolitaine puissante et hégémonique et « l’Intérieur », affaibli et dépendant. En apparence, elle est une affirmation de l’identité nationale, mais en réalité c’est un moyen détourné d’offrir à la sensibilité européenne l’exotisme qu’elle recherche. Elle sert au lecteur urbain de culture européenne une réalité touristique, confortant par là même ce rapport de domination. Comme l’écrit Elida Tendler, « Sans s’en rendre compte, le nativisme le plus sincère prend le risque de devenir la manifestation idéologique du colonialisme culturel lui-même »12.
14Dans le recueil d’articles No es posible callar, publié en 2004, Tizón développe cette analyse sur fond de critique contre la globalisation et met en garde, avec cette lucidité de l’intellectuel en éveil, contre les effets pervers de l’antiglobalisation, lorsque celle-ci frôle le danger du nationalisme et du discours unique, qui est celui de
  • 13 Héctor Tizón, No es posible callar, p. 18-19.
mettre trop l’accent sur la « différence », sur l’exaltation nationaliste, raciste et folklorique. Nous ne devons pas tomber dans le piège des nouveaux colons. Paradoxalement, ceux-ci sont les nouveaux adorateurs et animateurs des particularités des différentes races et des cultures autochtones. Ils nous disent : « vous appartenez à une culture ancestrale dont vous devez préserver et exalter les spécificités. Restez chez vous ; défendre votre identité est une louable tâche ». Ceci, correctement traduit, signifie : « comme les richesses de vos pays ont déjà été spoliées, nous n’avons plus besoin de vous non plus comme main-d’œuvre bon marché »13.
15Les réflexions récentes de Tizón sur le monde actuel vont de pair avec une écriture attentive à se démarquer toujours d’une quelconque vision folklorique du Nord-Ouest. Son écriture s’est formée dans le contexte d’un mouvement de rupture avec le « paysagisme » de la littérature régionale, qui était aussi une contestation de ce colonialisme culturel. Ainsi, Tizón rejette l’écriture régionaliste et condamne la classification obsolète consistant à distinguer une littérature régionale d’une littérature non régionale :
  • 14 Carlos Dámaso Martínez, « Lo más real del hombre son los sueños ».
Diviser la littérature en régionale et non régionale me semble complètement stupide. De plus, cela part d’une certaine vision péjorative [...] à laquelle ont certainement contribué beaucoup de mauvais écrivains de l’intérieur. C’est-à-dire, tenter d’attirer le lecteur avec une représentation « couleur locale », pittoresque ; mais ces procédés n’ont rien à voir avec la littérature. [...] Ces manifestations folkloristes ont été terriblement dommageables pour la littérature dite de l’intérieur.14
  • 15 Leonor Fleming, « Héctor Tizón… ».
16Le projet Tarja, s’inscrivant dans les mouvements d’avant-garde esthétique qui ont ébranlé les valeurs littéraires dans les années 1950, fera émerger une rénovation de cette écriture régionaliste. Bien que réticent et rétif à toute forme de groupement générationnel ou esthétique, Tizón a bel et bien été un membre de Tarja, aux côtés d’autres écrivains, poètes et peintres : « Il y a bien longtemps j’ai été un membre, hétérodoxe et indiscipliné, du groupe de poètes et de peintres qui avait fondé Tarja. Mais j’ai toujours fui les mouvements, tendances ou groupes »15.
17L’œuvre de Tizón est emblématique de cette avant-garde esthétique qui, tout en s’enracinant dans un rapport texte-espace régional, parviendra à sortir la littérature régionale de son confinement et à l’intégrer à un cadre plus vaste, celui de l’aire culturelle et littéraire du Río de la Plata. C’est à travers son écriture que le projet Tarja atteindra une véritable dimension nationale et américaine :
  • 16 Celina Manzoni, « El traidor venerado de Héctor Tizón », p. 160.
[…] nationale, parce qu’il a beaucoup apporté à l’intégration d’une littérature et d’une culture qui ne peut décidément plus se configurer exclusivement depuis « l’orgueilleuse et européenne capitale du pays » (David Lagmanovich) ; et américaine pour son lien étroit avec le continent métis dont nous, les Argentins, faisons aussi partie.16
  • 17 Ibid.
18Le projet Tarja émerge à partir de 1955, à San Salvador de Jujuy, et se structure autour de la revue du même nom, porteuse d’un projet culturel ayant pour objectif une autre représentation du monde et de l’homme du Nord-Ouest argentin. Mario Busignani, l’un de ses membres et fondateurs, souhaite voir émerger « une version digne et fidèle de notre région et de ses enfants, engagement qui ne doit pas être compris [...] en termes de localisme étriqué ni de folklorisme délibéré »17.
  • 18 Cité par Elida Tendler, « La configuración del paisaje… », p. 154.
19Le groupe tente de promouvoir l’irruption de nouvelles conceptions et pratiques esthétiques. Dans l’éditorial du numéro 9-10 de la revue, de février-mars 1958, la position affirmée est celle du renouveau d’une littérature sclérosée par un « indigénisme rétrograde » : « Nous n’encourageons pas [...] une culture indigéniste rétrograde, qui préférerait la mule à l’automobile »18.
  • 19 Ibid.
  • 20 Celina Manzoni, « El traidor venerado de Héctor Tizón », p. 160.
20Ainsi, dans les années 1960 prend forme cette rénovation de la littérature abordant la thématique régionale, et Tizón en sera le principal représentant. Rompant avec les poétiques réalistes traditionnelles, cette nouvelle écriture ne se livre plus à de « simples glorifications du lieu, avec notes de bas de page et listes de fruits et plats typiques »19, mais propose une vision différente du paysage, des conflits et de l’homme du Nord-Ouest. Les membres de Tarja apparaissent comme les véritables inventeurs de cette littérature, mais cette réinvention est possible parce qu’elle s’appuie sur une littérature régionale préexistante et qui possède un versant écrit, à travers les chroniques, les récits de voyage, le conte, le roman et la poésie, et un versant oral constitué par les coplas, les légendes, les mythes et les chants qui accompagnaient le travail, toute une tradition orale héritière des cultures quechua et aymara20.
21La littérature de Tizón, s’inscrivant dans le rejet du « paysagisme » et de toute forme de folklorisme, va à contre-courant de la description et de la dénomination de l’espace. L’espace cesse d’être nommé, décrit, représenté, pour être simplement présenté. Ses contours sont à peine dessinés, ses grands axes suggérés, ses découpages tout juste esquissés. La toponymie est rarement présente, elle a tendance à s’évanouir, au profit d’une indétermination géographique. Cette nouvelle approche de l’espace inverse la démarche traditionnelle antérieure, que nous pouvons ainsi résumer, en nous appuyant sur l’analyse qu’Elida Tendler a proposée des caractéristiques rhétoriques du discours régionaliste.
  • 21 Elida Tendler, « La configuración del paisaje… », p. 154.
  • 22 Ibid., p. 155.
22Dans le discours régionaliste, le paysage est nommé et décrit depuis le point de vue univoque et supposé objectif d’un sujet identifié à l’homme blanc. D’autre part, l’espace constitué en paysage par le regard est moteur de l’action de ces récits où l’homme est confronté aux forces hostiles de la nature. Enfin, description et information envahissent le texte. La toponymie est omniprésente, l’espace en tant que paysage, en tant que géographie, apparaît alors comme un élément préexistant, présupposé, auquel le texte réfère de façon naturelle : « Le paysage [...] est postulé dans le pacte de lecture établi par ces textes comme étant le paysage réel, coïncidant pleinement avec le référent spatial de la région »21. La fiction acquiert alors une valeur référentielle irréfutable en ce qui concerne l’espace, valeur postulée par le texte même qui abonde en énoncés descriptifs et informatifs, tandis que toute la structure du récit est régie par « une attitude narrative orientée vers le pittoresque »22. Le discours régionaliste se fonde sur une poétique réaliste qui prétend reconstruire l’espace selon un modèle existant : l’espace représenté est censé refléter l’espace réel. En revanche, dans l’écriture tizonnienne, l’espace, le paysage, est sous-entendu. Le lecteur n’a pas besoin de description car il est supposé déjà le connaître. On est face à une vision de l’intérieur : le paysage vu depuis l’intérieur de la narration.
23Alors que l’écrivain régionaliste, obéissant à la poétique réaliste, doit d’abord nommer l’espace, en saisir les contours et caractéristiques, pour pouvoir ensuite nommer l’humain. Dans les textes de Tizón, c’est l’humain qui passe au premier plan, et le paysage n’est plus nommé, dénoté, décrit, mais connoté, présupposé. Le discours du récit tizonien est plus narratif que descriptif, il est chargé d’oralité. Il s’adresse à un récepteur qui partage le même espace que l’émetteur. Ainsi, la réalité spatiale est partagée par les deux acteurs de la communication, à la différence du discours régionaliste. C’est pourquoi la description cesse d’être nécessaire. Elida Tendler remarque que la description du paysage dans les textes de Tizón se ramène à ce qu’elle définit comme :
  • 23 Elida Tendler, « La configuración del paisaje… », p. 160.
un discours narratif qui ne développe pas la description du paysage, mais qui pourtant l’institue comme l’un des éléments fondamentaux de l’univers de la représentation, et le désigne en outre comme domaine de savoirs et de valeurs « sous-entendus ». C’est-à-dire que le narrateur crée la figure d’un narrataire appartenant à ce même espace de la représentation, et il l’inclut par les mécanismes de l'énonciation.23
24Le récepteur implicite du discours correspond dans le texte tizonien à un lecteur-auditeur qui sait de quoi on lui parle : lui et le narrateur appartiennent à la même communauté, ils ont la même compétence encyclopédique :
  • 24 Ibid., p. 161.
Le paysage est traité comme « donnée préalable », comme étant préalablement présent dans la conscience du lecteur. Le narrateur constitue son énonciation comme s’il s’adressait à un membre de cette communauté, à laquelle appartiennent aussi les actants, et comme s’il partageait avec lui les présupposés organisant ce monde fictionnalisé.24
25Ceci ne veut pas dire que le paysage et toute description de l’espace disparaissent, mais qu’il se produit un changement dans l’utilisation et le fonctionnement des « topiques » paysagers. Le texte organise et hiérarchise différemment l’information concernant l’espace. Ainsi, par exemple, les « topiques » paysagers se déplacent dans la structure de l’énonciation, passant du rôle d’acteurs (comme dans le récit régionaliste) à un rôle secondaire dans la phrase, rôle qui ne fait pas avancer l’action. La rhétorique de la description est exclue du discours narratif. Cette démarche antidescriptive peut être observée dès le tout premier livre publié par Tizón, le recueil de contes intitulé A un costado de los rieles, publié à México en 1960, et seulement réédité en 2001.
26Les contes de ce premier recueil présentent une unité spatiale : la région de Jujuy, en particulier la Puna. La réalité spatiale est présente à travers l’atmosphère, les personnages et leurs caractéristiques. Elle est très rarement nommée, jamais décrite, les lieux semblent évidents, semblent faire partie d’un horizon connu du lecteur. Ainsi, dans le premier conte du recueil, intitulé Léger et tiède, comme un rêve (Ligero y tibio, como un sueño), aucun toponyme n’apparaît, le lieu de l’action est « le village ». L’observation de l’incipit de ce conte peut rendre compte des stratégies d’intériorisation de la référence spatiale.
  • 25 Héctor Tizón, A un costado de los rieles, p. 17 (je traduis)
Il préféra descendre du camion un peu avant l’entrée du village et se mit à marcher au milieu de ces saules énormes, vieux, touffus, qui inclinaient leurs branches couvertes de feuillage sur le fossé latéral. Au bout de quelques pas, il aperçut à travers les mauvaises herbes, sur le terre-plein, la structure noire du réservoir en métal ; il marcha vers lui, l’escalada et s’approchant du bord il décida de s’asseoir à cet endroit, les jambes dans le vide.25
27Le récit s’appuie sur une focalisation interne de la narration : le lieu n’a pas besoin d’être nommé, car c’est la géographie familière au protagoniste, un habitant de ce village. Il y a alors création d’une connivence avec le lecteur empirique, poussé à adopter l’attitude de celui qui sait de quoi on lui parle. Même sans connaître ce lieu, le lecteur se sent intégré au monde narré. Un des procédés récurrents pour soutenir cette intégration est l’emploi de l’article défini : « le village, le terre-plein, le réservoir en métal », apparaissent comme des lieux déjà connus. Le thème du conte étant le retour et le souvenir, cette absence de dénomination de l’espace permet de recréer les sensations de celui qui revient dans son village natal après une longue absence.
28La suite du conte permet également d’observer le traitement tizonien du paysage, dans une scène de contemplation par le personnage :
  • 26 Ibid.
Le soleil se perdait ; il n’éclairait plus que le bord des montagnes à l’ouest, obscurcis par la végétation. Agustín continua de parcourir le paysage du regard : au-delà, à peine esquissés, les sommets blancs, bleus, ténus, lointains ; vers le fond la trace du chemin de terre, qui montait en courbes légères. Ensuite il regarda l’eau, à cette saison très basse, du ruisseau coulant sous le réservoir.26
29Par le moyen des articles définis, le paysage apparaît comme un élément déjà nommé, déjà connu. Ce procédé tend à ce que le lecteur s’identifie avec l’homme de la Puna, se sente complice du narrateur. Il est impliqué dans l’histoire, comme le souligne Elida Tendler :
  • 27 Elida Tendler, « La configuración del paisaje… », p. 163.
Les références à la terre se présentent comme incontestables, sous la forme de ce que le texte dit comme si ce n’était pas nécessaire. Elles fonctionnent comme des sous-entendus, ce phénomène de la rhétorique lié à l’énonciation, qui [...] crée un degré d’accord et de complicité du lecteur à travers un solide pacte de lecture ; pacte qui emprisonne le lecteur dans l’univers de la fiction. L’emploi de cette rhétorique confère à l’espace et au paysage un effet de vérité bien plus grand que celui que peut créer la description traditionnelle.27
30Tout un ensemble de procédés stylistiques et rhétoriques contribue à créer cette présupposition de l’espace, rendant la dénomination superflue et même incompatible avec cette écriture. Ainsi, par exemple, la nominalisation et la substantivation, la métaphore, l’apposition et l’anaphore sont autant d’alternatives à la rhétorique traditionnelle paysagère, construisant un espace fictionnel qui, comme le rappelle Leonor Fleming, n’en est pas moins réel :
  • 28 Leonor Fleming, « Carta de Argentina. La Puna de Tizón », p. 133.
La Puna de Tizón est surtout un espace littéraire, une création artistique. Cependant, cette Puna de Tizón, cette Puna littéraire existe parce que les espaces littéraires ne sont pas des espaces virtuels mais réels. Bien que les cartographes ne les détectent pas, et bien qu’ils ne soient pas inscrits dans le cadastre, ils ont une existence, une incidence sur la réalité, réalité qu’ils modifient.28
31Le roman régionaliste s’adressait à un lecteur implicite ignorant des réalités locales et se fondait sur un acte de désignation et de dénomination de son objet, l’espace régional, élément-clé de son message. Avec l’apparition de l’œuvre d’Héctor Tizón, il se produit un renouvellement et un renversement des stratégies de désignation de l’espace, conséquence d’un déplacement fondamental du point de vue :
  • 29 Elida Tendler, « La configuración del paisaje… », p. 164.
L’écriture narrative de Tizón est loin d’instituer comme objet du niveau explicite de son discours la thématique de la terre et la description de la Puna. En revanche, elle suppose et impose avec force sa présence, et d’une façon profonde, dans les processus de production du sens, de symbolisation et de représentation.29
  • 30 Fuego en Casabindo(1969), El cantar del profeta y el bandido (1972) et Sota de bastos, caballo de (...)
32Ainsi, on peut envisager toute son œuvre depuis l’angle de la désignation de l’espace et observer la création d’un référent spatial dans la première étape de son œuvre. Celle-ci, avec la « trilogie de la Puna », constituée de trois romans30, et les contes de A un costado de los rieles (1960), de El jactancioso y la bella (1972), et El traidor venerado (1978), élabore une réalité inscrite dans l’espace et l’histoire de la Puna et remplit une fonction de récupération et de conservation de la mémoire collective et de l’identité culturelle de cette région marginalisée et oubliée par le pouvoir central de Buenos Aires. Le narrateur y est la plupart du temps hétéro-diégétique et omniscient, et adopte le point de vue de ses personnages.
33Le roman La casa y el viento, écrit pendant l’exil de l’auteur en Espagne et publié en 1984, marque un tournant dans son œuvre. Ce texte comporte une dimension autofictionnelle importante : le narrateur-personnage renvoie explicitement à l’auteur empirique. Obligé de quitter le pays pour des raisons politiques, il narre son voyage à partir de son village vers la frontière avec la Bolivie, le long de la Quebrada de Humahuaca. La toponymie est très présente, car l’itinéraire spatial constitue l’action du roman, et surtout parce que le texte prend la dimension d’un témoignage autofictionnel. L’espace est nommé parce qu’il renvoie avant tout à l’expérience du narrateur autobiographique.
  • 31 Cette dissolution de la référence spatiale s’inscrit dans une dissolution du référent en général, (...)
  • 32 Aníbal Ford, préface deTierras de frontera, p. 13.
34Dans la deuxième étape de son œuvre, après l’expérience de l’exil et la publication de La casa y el viento, l’intériorisation de l’espace s’accentue jusqu’à la dissolution de l’espace et l’absence de localisation. La référence à l’espace devient plus floue et générale, et la toponymie, si elle subsiste, n’empêche pas l’indéfinition et l’anonymat31. On observe également une évolution générique. Les contes de El gallo blanco (1992) font exception au sein d’une production qui privilégie fortement le roman : El hombre que llegó a un pueblo (1988), Luz de las crueles provincias (1995), La mujer de Strasser (1997), Extraño y pálido fulgor (1999), El viejo soldado (2002), La belleza del mundo (2004). L’ancrage dans le référent spatial est très faible. La toile de fond des romans est une géographie vague, dépouillée, presque jamais décrite. Selon Aníbal Ford, Héctor Tizón « dissout tout localisme municipal ou tellurique »32. La toponymie, la dénomination de l’espace disparaissent complètement à partir de El hombre que llegó a un pueblo, premier roman que Tizón écrit et publie après son exil :
  • 33 Andrew Graham-Yoll, « Héctor Tizón, escritor… ».
Alors de Madrid je revins ici, à Jujuy, et il se produisit une sorte de changement-charnière. Le livre suivant était El hombre que llegó a un pueblo, où il n’y a plus de localisation spatiale, ni de noms propres, pratiquement rien. [...] C’est l’histoire d’un homme à la recherche de lui-même. C’est-à-dire l’aventure de ce que nous subissons tous. Et à partir de là il n’y a plus de localisations.33
  • 34 Héctor Tizón, « La Puna », Tierras de frontera, p. 179.
35Et paradoxalement c’est dans ce roman qu’apparaît le plus intensément l’essence même de la Puna. L’écriture, en cessant de nommer l’espace, le recrée encore plus fortement, parce qu’elle ne le traite pas comme donnée objective mais comme expérience subjective. Comme le dit Tizón dansTierras de frontera, « La Puna, le désert lunaire, chaud et froid à la fois, plus qu’un lieu géographique, est une expérience »34.
36Ainsi, l’œuvre de Tizón aura apporté à la littérature argentine la réélaboration littéraire d’un espace qui, s’il avait été maintes fois décrit et abondamment nommé, avait souffert d’une marginalisation esthétique et culturelle, confiné dans son statut d’espace régional folklorique. Le parcours littéraire de Tizón contribue à le tirer de ce statut, à le « décoloniser », et à lui redonner toute sa place dans l’imaginaire littéraire argentin, ouvrant celui-ci à d’autres espaces que ceux des paysages de Buenos Aires et de la Pampa.

BIBLIOGRAPHIE

Bibliographie

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— Identidad cultural de Iberoamérica en su narrativa, Madrid, Gredos, 1986.
Arrieta Rafael Alberto dir., Historia de la literatura argentina, Buenos Aires, Peuser, 1959, t. V.
Cella Susana, Diccionario de literatura latinoamericana, Buenos Aires, El Ateneo, 1998.
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— « Héctor Tizón en el contexto de la literatura americana », Eco del Norte, 8 septembre 1991, p. 4.
Graham-Yoll Andrew, « Héctor Tizón, escritor : “si no tengo ilusiones, no tengo nada
que decir” », Página/12, 2 octobre 2000, http://www.pagina12.com.ar/2000/00-10/00-10-02/pag14.htm.
Manzoni Celina, « El traidor venerado de Héctor Tizón », Cuadernos hispanoamericanos, n° 417, mars 1985, p. 160-165.
Martínez Carlos Dámaso, « Lo más real del hombre son los sueños », entretien avec Héctor Tizón, La razón, 21 septembre 1986, p. 4.
Stöckli Gabriela, « Las novelas de Héctor Tizón : de la construcción de la memoria colec­tiva a la disolución del sujeto », América, n° 31 : Mémoire et culture en Amérique latine, 2004, p. 97-102.
Tendler Elida, « La configuración del paisaje, una operatoria transculturadora en la escritura de Héctor Tizón », Cuadernos de literatura, nº 4, 1989, p. 153-166.
Tizón Héctor, Tierras de frontera, Buenos Aires, Alfaguara, 2000.
— No es posible callar, Buenos Aires, Taurus, 2004.
— A un costado de los rieles, Buenos Aires, Alfaguara, 2001.

NOTES

1 Novela de la selva ou novela de la tierra : cette catégorie de romans a été créée pour désigner des romans ou nouvelles, publiés au début du xxe siècle en Amérique latine, et qui décrivent la lutte de l’homme pour sa survie dans un milieu naturel hostile et plein de dangers. Le roman La voragine de José Eustasio Rivera (Colombie, 1924) en est l’œuvre emblématique.
2 Fernando Ainsa, « ¿ Jardín del Edén o infierno verde ?… », p. 23.
3 Ibid., p. 25.
4 Fernando Ainsa, Identidad cultural…, p. 125 ; (nous traduisons toutes les citations).
5 Leonor Fleming, « Carta de Argentina. La Puna de Tizón », p. 133.
6 Susana Cella, Diccionario de literatura latinoamericana, p. 84.
7 Rafael Alberto Arrieta dir., Historia de la literatura argentina, p. 83.
8 Ibid., p. 88.
9 Héctor Tizón, Tierras de frontera, p. 36.
10 Ibid., p. 44.
11 Ibid., p. 45.
12 Elida Tendler, « La configuración del paisaje… », p. 156.
13 Héctor Tizón, No es posible callar, p. 18-19.
14 Carlos Dámaso Martínez, « Lo más real del hombre son los sueños ».
15 Leonor Fleming, « Héctor Tizón… ».
16 Celina Manzoni, « El traidor venerado de Héctor Tizón », p. 160.
17 Ibid.
18 Cité par Elida Tendler, « La configuración del paisaje… », p. 154.
19 Ibid.
20 Celina Manzoni, « El traidor venerado de Héctor Tizón », p. 160.
21 Elida Tendler, « La configuración del paisaje… », p. 154.
22 Ibid., p. 155.
23 Elida Tendler, « La configuración del paisaje… », p. 160.
24 Ibid., p. 161.
25 Héctor Tizón, A un costado de los rieles, p. 17 (je traduis)
26 Ibid.
27 Elida Tendler, « La configuración del paisaje… », p. 163.
28 Leonor Fleming, « Carta de Argentina. La Puna de Tizón », p. 133.
29 Elida Tendler, « La configuración del paisaje… », p. 164.
30 Fuego en Casabindo (1969), El cantar del profeta y el bandido (1972) et Sota de bastos, caballo de espadas (1975).
31 Cette dissolution de la référence spatiale s’inscrit dans une dissolution du référent en général, et va de pair avec une dissolution du sujet. Voir Gabriela Stöckli, « Las novelas de Héctor Tizón… ».
32 Aníbal Ford, préface de Tierras de frontera, p. 13.
33 Andrew Graham-Yoll, « Héctor Tizón, escritor… ».
34 Héctor Tizón, « La Puna », Tierras de frontera, p. 179.

AUTEUR

Isabelle Bleton-Bonnet

Isabelle Bleton-Bonnet, ENS de Lyon
© ENS Éditions, 2011
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